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Le Mythe d'Orphée
ORPHEE En ces temps très anciens, Hadès
régnait sur les Enfers, Dans le sombre Tartare se retrouvaient les morts.
Les trépassés n'avaient d'autre demeure.
Il y avait un homme, un poète. musicien
qui s'appelait Orphée. Sa voix était si belle, si suave le chant de sa
cithare que les fauves se couchaient à ses pieds, les arbres sur son passage
inclinaient leur ramure et les hommes les plus durs en écoutant sa voix
redevenaient enfants.
Il y avait une femme : Eurydice. Elle
vivait près du fleuve et elle aimait Orphée. Orphée aussi l'aimait Tous
les matin, Eurydice partait seule vers le fleuve. Elle y prenait un bain,
se séchait au soleil. Tous les matins un homme l'épiait, caché dans un
fourré. Ce n'était pas Orphée. Chaque jour l'homme était là et la contemplait
nue. Un jour, il n'y tint plus. Il sortit de sa cache et s'approcha d'Eurydice.
Elle s'enfuit en courant, en criant, en appelant à l'aide. Dans l'herbe
grasse du champ qui bordait le fleuve habitait un serpent.
Eurydice dans sa course lui écrasa la queue. Le serpent la piqua ; c'est
ainsi qu'elle mourut. Orphée pleure maintenant tout doucement, vaincu
par le chagrin. Tout le jour il a gémi sur le corps d'Eurydice. Toute
la nuit aussi. Et quand des mains expertes sont venues l'apprêter pour
la cérémonie, il a fui la maison.
Des heures durant il a marché dans la montagne. Ses pas l'ont mené loin,
très loin, tout au fond d'un ravin. A cet endroit, la terre s'ouvre ;
c'est l'entrée des Enfers. Il hésite un instant. Il n'a qu'un pas à faire...
Et ce sont les ténèbres. Il entend aussitôt le galop de Cerbère, l'énorme
chien qui garde les Enfers. Celui-ci a trois têtes, trois gueules monstrueuses,
une haleine fétide et des crocs redoutables. Orphée s'asseoit. Il dit
:
Ecoute mon chant, Cerbère!
Hier encore, j'étais un homme heureux.
J'étais le poète admiré par tous ;
ma voix était claire, mes paroles droites,
j'avais à mon côté Eurydice, ma compagne,
l'être aimé qui partageait ma vie.
Elle est morte, chien,
piquée par un serpent
dans l'herbe grasse du champ
qui bordait ma demeure.
Elle voulait échapper au violeur, Aristée.
Tu peux me dévorer et m'envoyer là-bas,
dans ce lieu que tu gardes.
La vie sans Eurydice est une trop longue souffrance.
La plainte d'Orphée s'élève sans violence.
Sa voix brisée apaise le chien qui le laisse passer. il continue sa route.
Il marche dans les ténèbres. Il s'enfonce toujours plus. il n'a que le
silence aveugle pour lui servir de guide. Et le silence l'appelle. Le
silence murmure "Approche, Orphée, approche!" Il trébuche sur le sol inégal
du sentier, se cogne à la parois de pierre. Sa peau meurtrie ne le protège
plus. Il a froid. Il tremble et pour se réchauffer enferme sa souffrance
au plus creux de son ventre.
Il marche, marche, marche., le chemin s'élargit. Le noir passé prend l'aspect
d'une brume. Ses pieds s'enfoncent dans la vase d'un marais. Il aperçoit
le Styx, le fleuve immobile qui cerne les Enfers. Ses eaux lourdes protègent
le royaume d'Hadès. Sur la rive se tient Charon, immobile, debout sur
sa barque.
C'est un vieillard sinistre dont la cupidité ne connaît de limite. Lorsqu'une
âme se présente pour traverser le fleuve, il marchande le prix puis oblige
le défunt à se saisir des rames. Charon ne dit rien, Charon ne bouge pas.
Il n'y a pas de bruit. Pourtant Orphée entends "Approche, Orphée, approche!"
Il dit :
-Charon, fais-moi passer!
-Ce n'est pas là ma charge. Les ordres sont formels. Aucun être vivant
ne doit franchir ce fleuve. Ton heure n'est pas venue, Orphée; Cerbère
déjà aurait dù t'arrêter.
Alors Orphée prend sa cithare:
Ecoute mon chant, passeur!
Sur l'autre rive du fleuve séjourne mon aimée.
Tu as du transporter son âme, hier à l'aube.
Elle est partie, emportant avec elle la moitié de mon être la moitié de
mes yeux,
la moitié de ma voix.
Je ne suis plus qu'une ombre que je désire mêler à celle d'Eurydice.
Laisse-moi passer, Charon!
L'âme noire de Charon s'éclaire un instant.
L'innommable passeur tend la main, hisse Orphée à son bord, s'installe
au banc de nage. Sur l'autre rive du fleuve commençaient les Enfers. C'était
un lieu de grande activité. Des âmes d'enfants d'adultes et de vieillards
y couraient en tous sens. Sisyphe couvert de sueur roulait comme il pouvait
vers le haut d'une montagne un énorme rocher. Les Danaïdes, une jarre
dans chaque main, se pressaient vers un lac inutile à Tantale. Celui-ci
gémissait, assoiffé, affamé. Tant d'autres grimaçaient ou pleuraient.
A voir tous ces damnés, Orphée réalisa ce qu'étaient les Enfers. Ce n'était
pas le lieu de tendres retrouvailles! La douleur lancinante qui lui serrait
le cœur se changea en courroux à l'encontre du dieu. Pourquoi s'acharnait-il,
le fils de Cronos, à malmener les âmes? Hadès trônait au centre des Enfers.
Il semblait ne rien voir, ne rien entendre. Pourtant jamais les suppliciés
ne cessaient leur labeur et leurs plaintes. Assise auprès de lui, sa femme,
Perséphone. D'une déesse elle avait la beauté. C'est vers elle qu'Orphée
se dirigea. Il dit .. Ecoute mon chant, fille de Zeus! Si je suis venu
seul dans ce lieu d'épouvante. c'est que je n'ai pas pu survivre à mon
malheur. Vois-tu, je n'avais plus qu'une seule idée en tête, laisser mon
âme errer près de celle d'Eurydice. Mais les plaintes de ces morts résonnent
à mes oreilles en un chant de douleur qui vraiment trop m'effraie. Alors,
je te supplie de convaincre le dieu de laisser celle que j'aime revenir
à la vie. Qu'il défasse la trame du destin d'Eurydice! Elle est trop jeune
pour supporter ces cris. Sur terre l'amour est un dieu bien connu. L'est-il
de même ici?
Souviens-toi, Perséphone,
quand Hadès t'enleva ;
quand pour la première fois il te prit dans tes bras,
t'installa sur sa couche.
Souviens-toi de ce chant qui jaillit de ta bouche !
Ce sont de ces chants-là que se nourrit l'amour.
Orphée se tut.
Son chant était si émouvant que chaque ombre s'était figée. Dans les Enfers
plus personne ne bougeait. Perséphone avait une nature cruelle, rien ne
pouvait l'émouvoir si ce n'est le souvenir de l'antique enlèvement. Hadès,
alors, l'avait rendue heureuse. Elle se tourna vers le maître. Il était
là, immobile, le visage figé. Orphée pourtant l'entendit prononcer ces
paroles :
Approche, Orphée! Ecoute et obéis!
Pour plaire à mon épouse, j'accepte qu'Eurydice quitte mon royaume. Tu
iras en premier; tu reprendras la route qui conduit vers la vie. Eurydice
te suivra quelques mètres en arrière. Cependant je ne veux qu'à l'ombre
des Enfers, un seul regard de toi se pose sur son corps. Si tu enfreins
ma loi et que tu te retournes avant que ton aimée n'ai revu la lumière,
elle reviendra vers moi, pour l'éternité.
Orphée marche dans le marais fangeux. Charon
l'a fait passer d'une rive à l'autre mais il ne sait pas si dans la barque
se trouvait Eurydice. il marche. Il retrouve le chemin tapi dans les rochers.
Il fait noir. A nouveau il se cogne, trébuche. Il n'entend rien derrière
lui, ni le souffle d'Eurydice, ni ses pas. Il ne doit pas douter! Elle
est là, c'est certain. Hadès n'a pu mentir. La parole d'un dieu ne peut
être souillée. Il s'arrête, il écoute. Il n'y a que le silence. Lui le
poète, le chanteur, le musicien à l'ouïe si affinée, se dit qu'il devrait
au moins percevoir le froissement d'une étoffe, le déplacement de l'air,
le bruit de la terre écrasée. Mais rien! Son corps est tendu à l'extrême.
Il n'entend rien! Il marche et il commence à douter. Il marche et Il n'entend
rien. Il se met à courir sans raison puis ralentit en pensant à Eurydice
qui peinera à le suivre avec son pied blessé. Son cou est raide et douloureux.
Il ne peut plus le bouger. Il reprend sa marche. On dirait un ivrogne.
Il titube ; il appelle Eurydice. Elle ne lui répond pas. Le silence le
rend fou. Il croise Cerbère qui le laisse passer. Il court à nouveau,
il court, il court. Il doute, il doute, il doute. Il court, il court,
il doute, il doute. Il court. Il n'en peut plus. il s'arrête essoufflé.
Il veut savoir. Il se retourne. Elle le regarde, effrayée. Il tend les
bras vers elle. Elle cherche son étreinte mais elle est entraînée vers
le fond de la terre.
Une deuxième fois elle meurt...
Marc BULÉON
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